« Bon, Kin. Je croyais que tu voulais venir ? »

Natsuo était adossé contre l’entrée du studio et regardait Kin qui avait les yeux fixés vers la vitre qui séparait la salle d’enregistrement et le plateau des commandes. Il avait été étonné quand le Dragon lui avait dit le matin même qu’il comptait l’accompagner. Kin était plus fidèle et social que la plupart des autres espèces, pourtant il quittait rarement le studio, si ce n’est pour raccompagner Natsuo le soir ou si l’espace du lieu lui permettait de se déplacer avec lui. Il n’avait pas ce problème ici, son entrée fracassante après son réveil, suivie des nouvelles lois d’Ava Yorn, avaient donné le ton. L’entrée du bâtiment n’avait pas été reconstruite à l’identique, mais de façon bien plus spacieuse pour s’adapter au nouvel arrivant qui ne semblait pas vouloir s’en déloger.
Jouant avec ses clés, Natsuo commençait de plus en plus à douter de la compagnie de Kin pour la journée. Oh et puis zut, ce n’était pas un drame. Au contraire, il s’agissait d’un entretien professionnel tout ce qu’il y avait de plus sérieux. Et encore plus sérieux aux yeux du jeune homme quand il était question de Bar Bands. Alors qu’est-ce qu’un Dragon pouvait bien faire dans ce genre d’entrevue de toute façon ? Remuer la queue pour montrer son contentement ? Il haussa les épaules, soupira faiblement et sortit après avoir décidé de laisser sa moto sue place. Le trajet à pied lui laisserait le temps de fumer une cigarette avant de se lancer dans l’inconnu total.

« Elle s’occupe des campagnes de Eun Sil Park. On la veut Natsuo. C’est une condition plutôt raisonnable, non ? »

Il ressentait plutôt ça comme une menace. Et si elle n’acceptait pas ? Avoir un photographe attitré pour les Bar Bands n’avait pas été une suggestion facile à faire entrer dans la tête de ses supérieurs. S’il n’obtenait pas ce contrat avec Hime Suzuki, cela signifiait-il qu’il devrait faire sans concept visuel jusqu’à ce qu’une prochaine opportunité mette tout le monde d’accord ? Car une part du problème était là : l’unité au sein des avis. Etant un simple assistant, Natsuo avait bien conscience qu’il avait eu beaucoup de chance de pouvoir monter ce petit label semi indépendant avec de telles envies et directives. N’importe quel autre studio aurait pu refuser d’investir dans la production de groupes qui ne souhaitaient pas plus que ça se produire dans de trop grosses salles ou de manière internationale, et ce, même si le succès était au rendez-vous. Natsuo savait qu’il devait accepter certains choix des patrons s’il voulait voir Bar Bands perdurer. Il avait donc parcouru avec un air sceptique et un désappointement évident toutes ces photos, certes de très bonne qualité, mais qui n’étaient absolument pas dans le style qu’il recherchait. Les exclamations positives dans son dos lui avaient intimé de garder son opinion pour lui pour le moment. Peut-être trouverait-il rapidement une autre alternative.

Une fois dans son appartement, il avait surfé sur les sites des différents photographes auxquels ses amis du milieu faisaient appel. Pourtant, il ne pouvait pas enlever de sa tête la détermination de sa direction d’obtenir Hime Suzuki. C’était dommage car les clichés étaient vraiment bons si on omettait les thèmes non adaptés qu’on lui avait mis sous le nez. Il avait ouvert un nouvel onglet et tapé le nom de la photographe. La première chose qui frappa Natsuo fut son âge « Tellement jeune ! ». On pouvait dire qu’elle n’avait pas chaumé et ce fut le premier point qu’elle marqua auprès du jeune homme. Le hasard faisait vraiment bien les choses, il se retrouverait peut-être à travailler avec une compatriote, ce qui pouvait être un plus pour lui parler de concepts imaginés à partir de la vie tokyoïte. Un point de plus. L’ironie sembla montrer le bout de son nez quand il lut que la renommée de la nipponne d’Hime avait commencé quand il avait quitté le sol japonais. Peut-être que sur place il aurait pu mieux connaitre son travail. Ici, il avait été trop pris en commençant en bas de l’échelle et à faire ses preuves pour s’intéresser à autre chose que la musique depuis plusieurs années. Rintaro pourrait sûrement mieux le renseigner. Natsuo avait plus confiance en son frère qu’en ce que l’on voulait bien montrer de l’artiste pour la vendre, pour savoir dans quoi il s’engageait. Il cracha une dernière fois un nuage de fumée et écrasa sa cigarette dans son cendrier de poche. A croire que les habitudes étaient tenaces. Même après quatre années au Canada, certains comportements japonais étaient bien ancrés en lui.

La bourrasque qui lui souleva les cheveux lui fit hausser les sourcils. Il n’avait pas entendu Kin le rejoindre, trop perdu dans ses pensées.

« Alors, tu commences à être plus obéissant ? »

Kin ne releva pas. Il savait parfaitement que Natsuo n’utilisait pas certains mots pour le blesser. Son jeune humain avait encore du mal à faire la différence entre être maitre d’un chiot et parrain d’un Dragon, espèce inexistante depuis des décennies, et largement méconnue du commun des mortels. Même s’il trouvait cela plutôt comique d’être tombé sur un japonais, peuple qui vénérait ces créatures.

« Non, je tenais à voir, même de loin comment tu allais t’y prendre. Puis elle doit en valoir la chandelle pour que tu retournes ainsi ta veste. »

Et puis, depuis quand un Dragon ça a le sens de l’humour et de la dérision ? Mais Kin n’avait pas tort. Natsuo venait à ce rendez-vous séduit par le travail d’Hime. Un email de Rintaro dans la nuit, lui avait apporté un regard neuf sur ce qu’elle était capable de produire. Les clichés joints par son frère étaient bien différents de ceux que sa direction lui avait étalés sous le nez. Il avait poussé une exclamation de soulagement et le sommeil avait suivit de peu.
Ça, ça avait la veille. Ce matin, ça avait été tout autre chose. Comme l’avait également souligné Kin, les passants allaient pouvoir se marrer correctement en le voyant essayer de se vendre ainsi que son projet. But : obtenir une photographe certes sensible, extrêmement  talentueuse et ambivalante, mais de renommée internationale. Pour projet : Groupes crachant sur le succès et amoureux de leurs salles sombres et de leurs quelques fidèles. Il avait encore beaucoup de mal à faire la jonction entre ses deux éléments et pour tout dire, aucun plan de vente, chose que par ailleurs, il détestait.

Et puis, pourquoi c’était à lui de faire ces démarches d’abord ? Certes, Bar Bands était son label, son bébé, mais au terme de cette entrevue, la décision finale ne lui appartiendrait même pas. Qu’Hime accepte ou pas, tout ce qu’on lui demandait, c’était d’imposer sa signature sur le contrat avec le photographe engagé, qu’il lui plaise ou non. Alors quitte à vouloir quelqu’un de connu pourquoi envoyer un simple assistant.